« Trop grand pour avoir été un simple
manoir, il ne présente pas cependant les
apparences d′un château-fort » 1.
A défaut de documentation historique, la tradition rapporte qu′un dénommé Jagu
fit construire une forteresse dominant la vallée du Trieux vers fin du XIème siècle 2.
Probablement détruite au cours de la guerre de Succession de Bretagne
Jean III le Bon, duc de Bretagne décédé sans héritier le 30 avril 1341,
Jean de Montfort, son demi-frère, et Charles de Blois, neveu du roi de France et
époux de Jeanne de Penthièvre, nièce du défunt duc, réclamèrent
le titre ducal. Cette revendication bi-partite fut à l′origine d′un conflit, connu sous
le nom de guerre de Succession de Bretagne, qui opposa de 1341 à 1365 les partisans de
Jean de Monfort à ceux de Charles de Blois. Ce dernier ayant été tué à
la bataille d′Auray le 29 septembre 1364, le traité de Guérande, signé entre
les deux partis le 12 avril 1365, établit le fils de Jean de Monfort comme héritier
légitime du titre ducal sous le nom de Jean IV de Monfort (1339-1399),
cette forteresse fut remplacée par un grand logis fortifié
au début du XVème siècle.
L′actuel château ou manoir de la Roche-Jagu fut en effet reconstruit à partir de
1405 pour noble dame Catherine de Troguindy après autorisation du duc de Bretagne Jean VJean V de Monfort (1389-1442), duc de Bretagne de 1399 à 1442,
« à la charge que le duc y auroit tousjours son entrée libre sans empeschement de ladite Catherine » 3.
Classé monument historique le 25 juin 1930 4, il est la propriété du Conseil Général des
Côtes-d′Armor depuis 1958.
D′une grande qualité architecturale, l′édifice constitue un des
archétypes du manoir breton de la fin du Moyen Âge. L′analyse et la
lecture des élévationsFace verticale ou ensemble
des faces verticales d′un bâtiment
suggèrent ici la volonté du maître-d′oeuvre
Celui qui conçoit et dirige la construction d′un édifice
(architecte, entrepreneur, etc.) d′associer nécessité de défense,
souci du confort et de l′agrément et affirmation du statut social du propriétaire.
Ce logis manorial, principalement édifié en moellons de grès rose d′extraction locale,
est actuellement un logis à quatre niveaux appartenant à la catégorie des manoirs dits de
plan ternaireou tripartite soit trois pièces au rez-de-chaussée
ou trois pièces par étage.
Couvert d′un toit à longs pans
et pignonsPartie supérieure, généralement de forme
triangulaire, d′un mur-pignon ou d′un mur de refend, correspondant à la hauteur du comble. Il est dit couvert quand il
porte les versants du toit, découvert lorsqu′il se prolonge au-dessus de ceux-ci
découverts, il est divisé par deux murs de
refendMur porteur montant de fond et formant une division intérieure montant de fond en comble, pourvus de
communication et portant souches de cheminées. Il est également doté de deux escaliers de
distributionOrganisation de l′espace intérieur d′un bâtiment
(place des entrées, communication entre les pièces et les étages, etc.) intérieurs en vis, d′une salle basse, d′une première salle haute et d′une
ancienne salle haute sous charpente en bois apparente. Il conserve, en outre, les vestiges d′une
ancienne coursièrePassage étroit pris dans l′épaisseur d′un mur ou porté par des supports verticaux en encorbellementSurplomb allongé porté par une suite de supports (corbeaux, consoles, têtes de solives, etc.)
et possède un chemin de rondeCoursière régnant intérieurement au sommet d′une enceinte ou d′un mur rapporté probablement à la fin du XVème siècle.
Le rez-de-chaussée enferme trois pièces principales de dimensions inégales, à savoir deux
pièces à feuPièce pourvue d′une ou de plusieurs cheminées,
soit une cuisine et une grande salle, et un cellierLocal où l′on
garde le vin, mais aussi les aliments par extension. La façade antérieure sur cour,
animée par une tour d′escalier latérale circulaire demi-hors-oeuvreSe dit d′un
corps de bâtiment partiellement engagé dans un autre corps de bâtiment plus important située au
droit du mur de refend, est ouverte de nombreuses baiesOuverture de fonction quelconque
dont la taille, la présence ou l′absence de décor, contribuent à identifier
les fonctions des différentes pièces. Au rez-de-chaussée, les quatre grandes fenêtres rectangulaires verticales,
toutes protégées par des grilles en fer forgé d′origine, signalent la cuisine et la salle, cette dernière
étant ouverte, outre de deux croiséesFenêtre divisée en croix par un meneau ou
un montant et un croisillon, de la porte d′entrée en arc brisé agrémentée
d′un décor. Comme dans de nombreux manoirs bretons construits à cette époque, cette porte d′entrée
est située à proximité immédiate de l′escalier principal. Les trois petites fenêtres à grille,
y compris la fenêtre horizontale placée au ras du sol, indiquent, quant à elles, la présence du cellier dont une
partie est creusée dans le sol pour garantir la conservation des denrées alimentaires.
A l′instar du rez-de-chaussée, le premier étage enferme trois pièces principales plafonnées et
chauffées, à savoir une chambre à chaque extrémité et une salle. Ces pièces, dont les
dimensions sont identiques à celles du rez-de-chaussée, prennent jour à l′avant par l′intermédiaire
de croisées, dont une, de taille plus importante, reçoit un traitement ornemental de style gothique qui suggère
toute l′importance de cette pièce dans l′organisation du logis. Cette dernière est en effet destinée
à abriter la chambre seigneuriale.
Autre caractéristique de ce logis, la façade antérieure présente au deuxième étage les vestiges
d′une coursière en encorbellement distribuant les pièces horizontalement. Les portes hautes donnant actuellement dans
le vide, le léger retrait du parementSurface visible d′une construction
en pierre, en terre ou en brique de l′étage et les pièces de bois fichées dans la maçonnerie,
tout comme l′existence de plusieurs corbeauxPierre, pièce de bois ou de métal,
en partie engagée dans un mur et portant une charge par sa partie saillante
de pierre, permettent de déceler l′aménagement de cet élément de
charpente en bois au manoir de la Roche-Jagu.
Dépourvu d′ouvertures au rez-de-chaussée et au premier étage, le mur-pignon de droite est ajouré de deux
croisées au deuxième étage et d′une baie rectangulaire verticale. Il est, en outre, sommé de deux souches
de cheminée. La présence de corbeaux en pierre atteste le prolongement de la coursière en encorbellement sur cette
élévation. Ce logis présente également, sur l′angle postérieur droit, une tour circulaire
demi-hors-oeuvre en encorbellement enfermant des pièces. Flanquée d′un contrefortOrgane d′épaulement
et de raidissement en saillie massif à ressaut pourvu
de pierres d′attenteExtrémité harpée d′une maçonnerie
ménagée pour permettre une liaison avec une construction projetée. Le terme harpé désigne une superposition d′éléments
dont les têtes sont alternativement courtes et longues,
elle est couronnée d′un mâchicoulisElément défensif formé par le parapet d′un mur
en surplomb et la partie du sol percée d′ouvertures pour le tir. Le parapet est le mur plein formant garde-corps
coiffé d′un toit conique dit également en poivrière.
Dominant un méandre de l'estuaire du Trieux au nord-est, la façade postérieure du manoir de la Roche-Jagu est
marquée par une sobriété résultant principalement de préoccupations défensives. Outre un nombre
réduit d′ouvertures, dont une étroite porte de service à linteau droit sur coussinets au rez-de-chaussée,
trois croisées et une fenêtre à traverse au premier étage, elle présente un chemin de ronde sur
mâchicoulis. La sobriété de cette façade, dont la disposition des baies contraste
avec l′ordonnancementL′ordonnancement désigne une composition quelconque en plan comme en élévation. L′ordonnance
est un parti d′élévation caractérisé par une composition rythmée
de la façade antérieure, est interrompue par une travée en léger ressaut présentant un pan de bois en
partie haute, à l′instar de la tour circulaire qui la flanque à droite. Cette travée est notamment ouverte
d′une fenêtre en arc brisé à remplageEnsemble des parties fixes qui divisent
la surface d′une baie et qui sont dans le même matériau que l′embrasure de pierre éclairant la chapelle seigneuriale.
La tour circulaire dans-oeuvreSe dit d′un corps de bâtiment totalement engagé dans un autre
corps de bâtiment plus important placée au droit de l′autre mur de refend, dont la partie haute, coiffée d′un toit conique, dépasse
le versant postérieur du toit, enferme un second escalier en vis éclairé par deux jours en archère.
Quant au mur-pignon de gauche, taluté et épaulé d′un contrefort, il est aveugle. Couronné de quatre souches de
cheminée, dont deux jumelées, il présente des traces de collage ou de reprises de la maçonnerie à la jonction
du chemin de ronde.
Au chapitre des éléments architecturaux remarquables dont est doté cet imposant logis manorial, il convient enfin de
mentionner la présence de dix-neuf souches de cheminée de section octogonale, tantôt isolées, tantôt
groupées, nombreuses étant élancées et toutes ornées d′éléments d′ardoise
incrustés dans de l′enduit.
1. JOLLIVET, Benjamin. Les Côtes-du-Nord, histoire et géographie de toutes les villes et communes du département. Guingamp : B. Jollivet, 1854, tome III, p. 236.
2. COUFFON, René. Le château de la Roche-Jagu. Saint-Brieuc : Les Presses Bretonnes, 1968, p. 2.
3. BLANCHARD, René. Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne. Nantes, 1891, t. I, n° 108, p. 58.
4. Ministère de la Culture et de la Communication, base Mérimée, référence PA22089447 : château classé par arrêté du 25 juin 1930, portail, pavillons attenants et mur d′enceinte classés par arrêté du 27 janvier 1969.