A Guingamp, dans la partie méridionale du territoire communal, aux portes de la ville, dans un environnement architectural et paysager encore largement
préservé, le château des Salles et ses anciennes dépendances - une ancienne métairie et un ancien moulin
à eau - occupent la majeure partie d′une portion de terres jouxtant un méandre du Trieux entre les quartiers de Saint-Michel
et de Sainte-Croix.
Etabli sur la rive gauche du Trieux, le château des Salles est, en outre, situé à environ 500 mètres
à l′ouest du site du château Pierre II localisé sur la rive opposée.
En guise de présentation, il incombe à l′aveuActe
par lequel un vassal énumère les terres et les droits qu′il tient de son seigneur. fourni le
16 mai 1701, par Jacques-Charles de Cleuz du Gage, de nous apporter une description - aussi sommaire
soit-elle - du château et de son environnement à l′aube du XVIIIème
siècle :
«
Le lieu et manoir noble des Salles, situé trève de
St-Michel, paroisse de Plouisy-lès-Guingamp, consistant
en logis, bâtimens et logement comprenant salles,
cuisines, chambres, greniers, tourelles, écuries, étables,
2 cours, pui, remise de carosse, jardin, petite chapelle et
pavillon, donnant ledit manoir sur le chemin de St-Michel à
l′abbaïe de Ste-Croix, vers la rivière de Trieux et la rüe
noble des Salles (...)
» [1]
Protégé au titre de la législation sur les monuments historiques [2],
acquis par la ville de Guingamp en 1999, cet imposant château, dont le parc jouxte l′« allée du Marquis »,
une ancienne rabineLa rabine, élément paysager coutumier des châteaux et
manoirs, est une allée bordée d′arbres de haute futaie.
bordée d′arbres parfois séculaires, et dont le nom évoque la précocité de l′implantation d′une autorité seigneuriale
en ces lieux [3], constitue un élément architectural à forte valeur patrimoniale.
L′édifice aujourd′hui désaffecté semble pourtant, à bien des égards, souffrir de désaffection ...
Dès le milieu du XIXème siècle, en le citant toutefois au chapitre des « maisons remarquables »,
Benjamin Jollivet présentait le château en des termes bien peu élogieux :
«
Le chateau des Salles vient d′être restauré. Bien
que l′architecture en soit peu gracieuse, sans grandeur
et sans caractère, c′est, sans contredit, en ce moment,
l′habitation la plus splendide de Guingamp
»
[4].
Un regard attentif porté sur cette ancienne demeure seigneuriale, imposant vestige et symbole de la société
d′Ancien RégimePériode de l′histoire de France correspondant
à l′Epoque moderne (XVIème-XVIIIème siècles). à Guingamp,
nous livre incontestablement des clés pour appréhender toute l′originalité, tout l′intérêt et
toute la valeur patrimoniale de l′oeuvre. La distribution
intérieureLa distribution intérieure correspond à l′organisation de l′espace intérieur d′un bâtiment :
la place des entrées, la communication entre les pièces et les étages. En la matière, l′escalier de distribution s′impose
comme un élément de premier ordre (emplacement, forme, nombre) de l′édifice apparaît ici notamment très intéressante,
tant au regard des éléments de datation qu′au regard de l′implantation géographique du château des Salles [5].
Eléments d′histoire :
Oeuvre de l′Epoque moderne maintes fois remaniée, située dans la trève de Saint-Michel dans
la paroisse de Plouisy-lès-Guingamp sous l′Ancien Régime, relevant de la seigneurie de Guingamp au
cours de cette même période, le château des Salles est un édifice de la seconde moitié
du XVIème siècle (vers 1570), agrandi et transformé au XVIIème
siècle et, dans une moindre mesure, au cours de la 2ème moitié du XIXème siècle.
Emissaire de la modernité architecturale civile et domestique en son temps, il fut élevé à l′emplacement
d′un manoir attesté pour la première fois en 1456 [6].
Propriété de Jeanne de Guergorlay à cette date, puis de Jean de Liziquidy et de ses descendants de
1458 à 1507, il devint cette année-là possession d′Olivier de La Pallue [7].
Propriété de la famille de Crésolles pendant la seconde moitié du XVIème siècle, il passa au cours
de cette même période, et jusqu′à la Révolution, aux mains de la famille de Cleuz du Gage, probable commanditaireCelui
qui passe commande d′une oeuvre. du château actuel [8].
Confisqué au titre de bien nationalNotion spécifique
à la Révolution française, désignant la confiscation des biens immobiliers de l′Eglise,
puis d′une partie de la noblesse, et leur vente dans le but de rembourser la dette de l′Etat. à
la Révolution, le château des Salles fut mis en vente à la fin de l′année 1793, sans que
l′on connaisse l′identité de son acquéreur, puis restitué à Reine-Marie de Cleuz
du Gage, sa propriétaire légitime, à une date indéterminée [9].
Jusqu′à son acquisition par la municipalité de Guingamp en 1999, le château des Salles fut dès lors la propriété de la famille de Kerouärtz à la suite
du mariage de Reine Cleuz du Gage et du marquis Jacques Louis François Marie de Kerouärtz célébré en 1785
[10].
Deux des membres de cette famille s′illustrèrent dans la vie politique locale à la fin du XIXème siècle
et au cours de la 1ère moitié du XXème siècle. Frédéric (Guingamp, 1858 - Paris, 1930), marquis de
Kerouärtz, fut élu conseiller général du canton de Callac de 1889 à 1919, député en 1898 et sénateur des
Côtes-du-Nord de 1912 à 1921, et son fils Albert-Oswen (Frankwaret, 1898 - Paris, 1975), dernier marquis de Kerouärtz, exerça le
mandat de député des Côtes-du-Nord de 1930 à 1936 [11].
Eléments descriptifs :
Construit en moellons de granite et schiste laissés apparents, l′encadrement des baies
étant, quant à lui édifié en pierre de taille de granite, le château
des Salles est conçu sur un plan à deux corps en équerre communément qualifié de
« plan en L ».
L′édifice est en effet constitué d′un corps de bâtiment principal accueillant l′entrée
et d′une aile en retour d′équerre vers l′ouest. Placé entre cour et jardin,
chaque bâtiment, conçu sur un plan simple
en profondeurSimple en profondeur désigne une seule pièce ou une suite de pièces comprise
entre les deux murs longitudinaux., prend jour à l′avant comme à
l′arrière.
Prolongé au cours du XVIIème siècle par l′adjonction d′un bâtiment de
même hauteur, sans qu′une communication ait été ménagée
entre les deux parties au rez-de-chaussée, le corps de bâtiment principal a également reçu à l′arrière
un autre corps de bâtiment au cours de la 2ème moitié du XIXème siècle.
De plan rectangulaire, le corps de bâtiment principal est composé d′un sous-sol
à usage de cellierLocal où l′on
garde le vin et les aliments. dont le couvrement est formé par une voûte en plein-cintre,
d′un rez-de-chaussée légèrement surélevé, d′un
étage carréDésigne l′étage compris entre le
rez-de-chaussée et le comble. et d′un étage de comble éclairé par des lucarnes à
ailerons également rapportées.
Ici, l′élévation antérieure sur cour, tournée
inhabituellement vers l′ouest, est rythmée par dix travéesAu sens
large la travée désigne une superposition d′ouvertures réelles ou feintes, disposées sur le même axe vertical.
de baies rectangulaires verticales. Comme dans de nombreux châteaux et manoirs, cette élévation est animée par le traitement décoratif
particulièrement soigné que reçoit l′entrée située à droite, quasiment à l′angle des deux
corps de bâtiment. Considéré parfois comme un remploi [12],
ce décor, daté aux alentours des années 1570, appartient bien à la campagne de construction du château des Salles.
Il y a, en effet, au château des Salles de Guingamp, une parfaite cohérence entre la structure du logis et le décor employé tant
à l′extérieur qu′à l′intérieur.
Desservie par un perron à quatre marches de forme convexe, l′entrée occupe le registre
inférieur d′une travéeAu
sens large la travée désigne une superposition d′ouvertures réelles ou feintes,
disposées sur le même axe vertical. agrémentée d′un décor
Renaissance. Si cette porte conserve manifestement des caractéristiques formelles héritées
de la période précédente, à l′instar
des ébrasementsL′ébrasement
désigne la partie biaise ménagée dans l′épaisseur d′un mur
par le percement d′une baie. prononcés ornés de colonnettes et des
pilastresMembre vertical formé par une
faible saillie rectangulaire d′un mur, ayant les caractéristiques d′un
support supportés par les extrémités d′une
archivolteArc en saillie mouluré
couvrant une baie en accolade garnie de quelques
crochetsNom donné à des ornements
sculptés terminés par des têtes de feuillage stylisés,
elle présente des éléments décoratifs novateurs en la présence
d′un arc en plein-cintre mouluré doté d′une
agrafeClée décorative en bossage
mouluré formant le milieu de l′arc à double
voluteOrnement constitué par un enroulement en
forme de spirale et de pilastres alternant cercles, losanges et fleurs.
Chaque pilastre supporte d′ailleurs une cornicheLa corniche désigne un couronnement
allongé - couronnement d′un entablement, d′un piédestal ou d′une élévation par exemple - formé
de moulures en surplomb les unes sur les autres. Elle est habituellement horizontale. accueillant trois candélabres supportant
eux-mêmes une seconde corniche au-dessus de laquelle est disposée une fenêtre rectangulaire verticale à chanfrein courbe
formant travéeAu sens large la travée désigne une superposition
d′ouvertures réelles ou feintes, disposées sur le même axe vertical..
Cette fenêtre, qui éclaire le palier de l′escalier de distribution intérieur, est sommée d′un décor
Renaissance dont la partie haute a été supprimée à l′occasion d′un remaniement intervenu au cours
du XVIIème siècle [13]. Accosté de deux candélabres et
orné d′une coquille Saint-Jacques, à l′instar des nombreux édifices ou parties d′édifices datant
de la même époque, un frontonCouronnement pyramidé à tympan et
cadre mouluré, généralement de forme triangulaire. anime en effet cette composition monumentale savante.
Abstraction faite de l′agrandissement du corps de bâtiment principal
vers le nord ou vers la gauche, suggéré par plusieurs détails,
dont l′ordonnancement des travées de la façade antérieure [14],
une fois franchi le pas de la porte, il apparaît que ce bâtiment présente une
structure d′origine de type binairebipartite ou enfermant deux pièces
principales au rez-de-chaussée et symétrique.
Le rez-de-chaussée abrite ici, en effet, deux pièces principales aux dimensions identiques,
soit une cuisine à gauche, prolongée par une arrière-cuisine, et une salle à droite,
séparées par une cage d′escalier centrale enfermant un escalier monumental en pierre
dit « rampe sur rampe »Différent
de l′escalier en vis, modèle de distribution intérieure hérité de l′époque
médiévale, l′ escalier rampe sur rampe est un escalier tournant à retours sans jour
formé de deux volées droites parallèles et de sens contraire, sans jour ou vide central. Etant sans jour,
il est supporté par un mur-noyau pouvant être plein ou ajouré. ou
« à l′italienne ».
L′aile ouest en retour d′équerre, de même hauteur que le bâtiment principal, est composé
de deux pièces à feu en enfilade au rez-de-chaussée, de tailles différentes, enfermant les chambres
à l′origine.
C′est précisément à la présence d′un escalier central rampe sur rampe daté de la fin du
3ème quart du XVIème siècle environ qu′est liée l′originalité du
château des Salles : si l′introduction de ce type d′escalier en Bretagne est située aux alentours de 1505 au
château de Josselin (Morbihan), sa diffusion et son intégration dans les grands corps de logis manoriaux et dans les
châteaux s′est achevée autour des années 1570-1580 [15].
Le logis primitif du château des Salles à Guingamp présente donc un cas d′escalier monumental
dans-oeuvreEn architecture :
dans-oeuvre se dit d′un élément totalement engagé dans un bâtiment,
demi-hors-oeuvre d′un élément partiellement engagé dans un bâtiment plus important,
hors-oeuvre d′un élément attenant à un bâtiment plus important.
Schématiquement :
dans-oeuvre = dedans,
hors-oeuvre = dehors,
demi-hors-oeuvre = à moitié dedans, à moitié dehors. placé entre
deux murs-de-refendMur porteur montant de fond, pourvu ou non de communication,
formant une division de l′espace intérieur, longitudinale et/ou tranversale. face à la porte d′entrée.
Il possède, en outre, une sorte de vestibulePièce
assurant la communication entre l′extérieur et les autres pièces : l′entrée du manoir ouvrant
traditionnellement sur la salle basse, comme par exemple à la Roche-Jagu (Ploëzal), à Kermathaman (Pédernec),
Toul-an-Gollet (Plesidy) ou Sainte-Croix (Guingamp), il y a ici manifestement une rupture avec la distribution classique
du logis seigneurial breton.
Au château des Salles, le palier du rez-de-chaussée dessert immédiatement la cuisine à gauche et à droite,
au départ d′un couloir dont le mur de fond présente une porte de service ouvrant sur le jardin, la salle basse ou salle
de réception. Chacune de ces pièces est ouverte d′une porte à arc
en anse de panierArc surbaissé en demi-ovale.
La cuisine au sol dallé, à l′instar du précédent couloir, possède une cheminée monumentale
adossée au mur-de-refend qui la sépare d′une pièce à usage d′arrière-cuisine. La
porte à arc en anse-de-panier jouxtant la cheminée, à gauche, ouvre sur cette pièce secondaire dont le mur nord,
qui fut le point de départ de l′agrandissement entrepris au XVIIème siècle, marque l′emprise
originelle du logis au nord. Comment expliquer sinon, dans l′épaisseur de ce même mur, la présence d′une
étroite baie cintrée qui n′est pas sans rappeler la probable présence d′un meuble d′ « attache »
en pierre à cet endroit ? [16]
Un regard attentif porté sur la corniche de la cheminée livre un élément important en matière de datation
et de cohérence du décor figurant tant à l′intérieur du logis qu′à l′extérieur.
Car la corniche en question est agrémentée d′un décor sculpté alternant régulièrement agrafes et
denticules, ce même décor de denticules étant visible sur les appuis des deux grandes fenêtres qui éclairent la
salle basse à l′est (façade postérieure).
En outre, la cuisine du château des Salles possède deux meubles d′ « attache » en pierre :
un imposant potagerMassif en maçonnerie à hauteur
d′appui présentant plusieurs petits foyers destinés à recevoir des braises pour la cuisson
des aliments. adossé contre le mur est, ainsi qu′un chauffe-plat adossé contre le mur de
la cage d′escalier.
Dans la salle de réception, on remarquera enfin la cheminée monumentale adossée au mur-de-refend ouest.
Si la face de la hotte reçoit un décor sculpté figurant les armoiries de la famille
Kergorlay [17] (« vairé d′or et de geules »),
le décor du jambage des piédroitsJambage : face du piédroit ; Piédroit :
montant portant le linteau de la cheminée., constitué de losanges et de fleurs identiques à ceux repérés sur les pilastres de la porte d′entrée,
nous invite à nouveau à tourner le regard vers la Renaissance.
Pour aller plus loin :
- LELOUP, Daniel. « Un château de la Renaissance méconnu : Les Salles à Guingamp », dans
Bull. de l′Association Bretonne, t. CIX, 2000, p. 195-207.
- LES AMIS DU PATRIMOINE DE GUINGAMP. Le château des Salles. Guingamp, Les Amis du Patrimoine de Guingamp, n° 37, 2004.
1. Archives départementales des Côtes-d′Armor, 1 E 2762. Terre des Salles, en Plouisy : extrait de l′aveu fourni le 16 mai 1701 à la seigneurie de Guingamp, membre du duché de Penthièvre, par Jacques-Charles de Cleuz, chevalier, seigneur du Gage, fils aîné et héritier de Julien de Cleuz, seigneur dudit lieu, et de dame Claude de Guergorlay, pour le lieu et manoir noble des Salles situé dans la trève de Saint-Michel, paroisse de Plouisy.
2. Ministère de la Culture et de la Communication, base Mérimée, référence PA22089177 : château des Salles, inscription par arrêté du 27 avril 1964 : [ voir l′arrêté d′inscription ].
3. Issu du germanique Salla, le toponyme la Salle, les Salles, rappelle la présence d′une maison fortifiée.
4. JOLLIVET, Benjamin. Les Côtes-du-Nord, histoire et géographie de toutes les villes et communes du département. Guingamp : B. Jollivet, 1854, tome III, p. 42.
5. « L′étude archéologique montre (...) qu′il s′agit d′un exemple exceptionnel d′architecture civile de la Rennaissance en pays Trégorrois ». LELOUP, Daniel. « Un château de la Renaissance méconnu : Les Salles à Guingamp », dans Bull. de l′Association Bretonne, t. CIX, 2000, p. 195.
6. Id., p. 195.
7. Ibid., p. 195.
8. Ibid., p. 195-196.
9. Ibid., p. 196.
10. Ibid., p. 196.
11. LE SAULNIER DE SAINT-JOUAN, Régis. Dictionnaire des communes du département des Côtes-d′Armor : éléments d′histoire et d′archéologie. Saint-Brieuc, Conseil Général des Côtes-d′Armor, 1990, p. 226-227.
12. Id., p. 219 : « Le château des Salles (début du XVIIème siècle, avec remplois du début du XVIème siècle) . . . ».
13.LELOUP, Daniel. op. cit., p. 202.
14. Id., p. 199-200. Daniel Leloup cite le cas des trumeaux, ou pans de mur entre chaque travée, plus développés à gauche (2, 30 m) qu′à droite (1, 40 m), la présence de simples plates-bande au-dessus des fenêtres de l′étage de la partie gauche contre la présence d′arcs de décharge en plein-cintre au-dessus des fenêtres de la partie droite. L′auteur remarque d′ailleurs que l′emprise de la partie primitive du château des Salles est notamment identifiable à l′aide de ces arcs de décharge visibles sur chaque élévation. Comme dans de nombreux manoirs, certaines fenètres de la partie primitive étaient d′ailleurs protégées par des grilles en fer forgé.
15. DOUARD, Christel. « L′escalier », dans Le Manoir en Bretagne (1380-1600). Paris, Imprimerie Nationale, 1993 (Cahiers de l′Inventaire), p. 147, 149.
16. LELOUP, Daniel. op. cit., p. 200.
17. LES AMIS DU PATRIMOINE DE GUINGAMP. Le château des Salles. Guingamp, Les Amis du Patrimoine de Guingamp, n° 37, 2004, p4, 20.