« La prison de Guingamp est située hors la ville, entre l′enclos
du dépôt de remonte et celui de l′hôpital. C′est un fort
bel édifice moderne, construit d′après le système
pensylvanien, système prôné par les uns comme moyen de
moralisation, repoussé par les autres comme une aggravation de peine,
sans résultats heureux sur les moeurs des prisonniers. C′est la
seule prison cellulaire du département. » 1.
Guingamp, la Remonte. Vue de la cour intérieure de l′ancienne prison, état général en 2001
(© Joël.Bellec@laposte.net, 2001)
Parmi les nombreuses richesses et curiosités architecturales qui jalonnent la découverte de la ville de Guingamp,
il en est une qui, depuis quelques années, fait l′objet d′une attention particulière de la part des
pouvoirs publics. Dissimulée derrière de hauts murs, dans le quartier de La Remonte, cette curiosité
présente un portail architecturé dont l′entablement conserve discrètement l′inscription suivante :
« PRISON »
Vue générale du portail de l′ancienne prison
(2009)
La prison de Guingamp : un précieux témoignage du renouvellement du système
carcéral français [2]
Construite au cours des années 1830 en remplacement d′une prison installée dans
les locaux de l′ancien couvent des Carmélites [3],
cette ancienne prison est un témoin majeur de l′histoire carcérale française.
Protégée au titre de la législation sur les monuments historiques [4],
elle constitue en effet un des rares exemples de prison cellulaire de « type pensylvanien »
encore en élévation en France. Construite à partir de 1836 d′après les plans de
l′architecte départemental Louis Lorin [5], elle fut mise
en service au cours de l′été 1841, puis transférée à Saint-Brieuc en
1934 [6]. Désaffectée officiellement en 1951, elle
devint la propriété de la commune de Guingamp en 1992.
Guingamp, l′emplacement de la prison en 1822 (source : Archives départementales des Côtes-d'Armor)
Edifice digne d′intérêt, s′il en est, sa construction et sa typologie sont
avant tout l′expression et le résultat d′une réflexion engagée sur
le modèle carcéral français sous la RestaurationDans
l′Histoire de France, la Restauration désigne la période comprise entre la chute du Premier Empire (6 avril 1814)
et la révolution des Trois Glorieuses (29 juillet 1830). et
la Monarchie de JuilletDans l′Histoire de France, la Monarchie de Juillet
correspond à la période qui, à l′issue de la Révolution de 1830, vit, en la personne de Louis-Philippe,
l′accession de la maison d′Orléans, branche cadette des Bourbons, sur le trône de France. La Monarchie
de Juillet fut ébranlée par les soubressauts qui entraînèrent l′avènement de la Seconde République en 1848..
A titre d′exemple, c′est en 1843 qu′Achile Latimier du Clézieux jeta les bases de la colonie pénitentiaire agricole
de Saint-Ilan à Langueux, près de Saint-Brieuc. Parmi les acteurs qui participèrent
activement à ce mouvement, la Société Royale pour l′amélioration
des prisons, fondée par ordonnance du 9 avril 1819, proposa une réforme du modèle
carcéral fondée sur des valeurs de philanthropisme et d′humanisme. L′avocat
briochin Charles Lucas (1803-1889), membre de cette commission et futur inspecteur général
des prisons, publia ainsi en 1828 un ouvrage intitulé « Du système pénitentiaire
en Europe et aux Etats-Unis » dans lequel il formula le souhait d′un régime pénitentiaire
capable de susciter l′amendement du détenu. Cette réflexion d′ordre éthique et
philosophique eut tout naturellement pour corollaire une réflexion sur la construction des prisons.
Car le choix du mode d′incarcération et du mode de vie des détenus allait
forcément présider à l′établissement et l′agencement d′un type
de prison.
C′est donc au cours des années 1830 que fut mise en oeuvre une réforme des prisons départementales
en France. Mais, à la demande du ministre de l′Intérieur de l′époque, Camille de Montalivet, cette
réforme fut toutefois précédée d′une mission d′étude et d′observation de
modèles pénitentiaires étrangers, dont celui des Etats-Unis qui fut visité du 10 mai 1831 au 20 février
1832 par les magistrats Alexis de TocquevilleCharles-Alexis de Tocqueville
(Paris, 1805 - Cannes, 1859), penseur, écrivain et homme politique français, est issu d′une famille de la vieille
noblesse française. Juriste de formation, il fut un temps juge-auditeur à Versailles, puis fut élu député
de 1839 à 1848. Reçu à l′Académie des sciences morales et politiques en 1838, puis à l′Académie
française en 1841, il est surtout connu pour ses études sur la Révolution française et les démocraties occidentales.
Il est notamment l′auteur de « De la démocratie en Amérique » (1835, 1ère partie ; 1840,
2ème partie) et de « l′Ancien Régime et la Révolution » (1850).
et Gustave de BeaumontGustave Auguste Bonnin de la Bonninière de Beaumont
(Beaumont-la-Chartre, 1802 - Tours, 1866), magistrat, écrivain, homme politique et intellectuel français, exerça
la charge de procureur du roi au tribunal de Versailles (1826), où il se lia d′amitié avec Alexis de Tocqueville,
et de Paris (1829). Elu député en 1839, il embrassa une carrière politique et fut nommé ambassadeur
à Londres et à Vienne. Il fut élu membre de l′Académie des sciences morales et politiques en 1841..
Outre la publication du célèbre rapport intitulé « Du système pénitentiaire aux
Etats-Unis et son application en France » (1833), c′est à la suite de cette
mission que le magistrat Frédéric Demez et l′architecte Abel Blouet furent envoyés à leur
tour aux Etats-Unis pour effectuer des relevés de plans de prisons visitées par
Tocqueville et Beaumont.
Dès lors, les autorités françaises eurent comme modèle les
deux principaux systèmes carcéraux en vigueur dans les prisons américaines.
Initié à partir de 1816 dans la prison d′Auburn, dans l′Etat de New York, le
« système Auburnien », pour lequel Charles Lucas milita activement, privilégiait un type
de détention fondé sur une vie en commun des prisonniers le jour et une vie en cellule individuelle la nuit, tandis
que le « système pensylvanien » ou « philadelphien », mis en place à Pittsburgh dans le
Western Penitentiary en 1826, puis à Philadelphie dans le Eastern Penitentiary ou Cherry Hill
en 1829, qui avait les faveurs d′Alexis de Tocqueville, prônait un type de détention fondé sur la
séparation totale des détenus et l′isolement du prisonnier dans une cellule individuelle de jour
comme de nuit.
Qu′il fut Pensylvanien ou Auburnien, le système carcéral retenu par le gouvernement français fut donc le système
cellulaire. L′appropriation des maisons d′arrêt départementales à ce modèle fut fixée
par la circulaire du 2 octobre 1836 publiée par le ministre de l′Intérieur Gasparin [7] :
tout projet de construction ou de réfection d′une prison départementale non conforme au modèle cellulaire
serait dorénavant rejeté par le ministère de l′Intérieur.
Annotation figurant en en-tête des plans dressés par l′architecte départemental Louis Lorin pour la construction de la maison d′arrêt de Guingamp (source : AD Côtes-d'Armor ; 2009) [8].
Ces dispositions réglementaires furent complétées par la circulaire du 9 août 1841 et par le règlement
général des prisons départementales publié par le ministre Duchâtel le 30 octobre de la même
année [9]. Un règlement spécial pour les prisons départementales
soumises au régime de l′emprisonnement individuel fut rédigé le 13 août 1843 [10].
Repères historiques et descriptif d′une maison d′arrêt de type cellulaire :
la prison de Guingamp
Au regard de sa qualité de chef-lieu d′arrondissement, la ville de Guingamp a donc accueilli le chantier
de construction d′une prison cellulaire départementale dès le début du 2ème
quart du XIXème siècle.
Si la décision de doter la ville de Guingamp d′une nouvelle maison d′arrêt fut prise par la municipalité
en 1832 [11], que le projet * de
l′architecte départemental Louis Lorin (1781-1846) fut établi dès le mois de mai de l′année suivante [12],
ce n′est qu′à partir de 1836 que les travaux de construction débutèrent. Ils furent achevés en 1841.
C′est sur un terrain sis dans l′enclos Saint-Joseph [13],
dont une parcelle fut acquise par la ville de Guingamp le 7 juin 1835 par voie d′échange contre l′ancienne
prison [14], que l′édifice fut construit. L′entrepreneur Botorel
fut admis adjudicataire des travaux de contruction au terme de la séance de soumission des plis
organisée à Saint-Brieuc le 30 avril 1836 en présence du préfet Thieullen et de l′architecte
départemental Louis Lorin [15].
Annonce par voie d′affichage public de l′adjudication des travaux de construction de la maison d′arrêt de Guingamp, le 30 avril 1836
(source : AD Côtes-d'Armor ; 2009) [16].
Délimitée par quatre haut murs de clôture, la prison couvre un terrain d′une superficie de 3 038 m² et accuse un plan
d′ensemble quasi-rectangulaire. Si les murs nord et sud, mesurant respectivement 60 mètres et 68 mètres de long,
forment un angle droit avec le mur est, d′une longueur de 47 mètres, ce n′est pas le cas avec le mur ouest. Ce mur de 48 mètres
de long, qui reçoit l′unique accès à l′établissement carcéral, est en effet construit à l′aplomb
de la rue Auguste Pavie dont il épouse fidèlement le tracé.
Plan du rez-de-chaussée de la prison dressé en 1833 par l′architecte départemental Louis Lorin (source : AD Côtes-d'Armor - 2009) [17].
Elévations et coupe longitudinale par l′architecte départemental Louis Lorin, 1833 (source : Archives départementales des Côtes-d'Armor - 2009) [18].
Témoignage de l′architecture carcérale française de la première moitié du XIXème
siècle, la maison d′arrêt de Guingamp obéit à une organisation rigoureuse qui s′articule autour de quatre bâtiments
principaux à galeries superposées répartis autour d′une cour centrale. Protégé derrière une double enceinte
formant un chemin de ronde de 3,40 mètres de large, l′établissement carcéral proprement dit juxtapose différents espaces
destinés à abriter le personnel pénitentiaire et les détenus. Il enferme notamment neuf cours périphériques dotées
de latrinesLieux d′aisance et constituant, excepté pour la cour d′entrée à l′ouest, autant d′espaces de promenade pour les détenus
hommes et femmes, garçons et filles, tantôt accusés, tantôt condamnés, de passage ou mis au secret.
Plan au sol de la maison d′arrêt de Guingamp (2009)
Passé l′entrée monumentale précédée d′un emmarchement à trois degrés, le visiteur franchit donc un
chemin de ronde qui accueillait la niche des chiens dans l′angle nord-ouest, puis accède depuis une porte placée au droit de l′entrée
à une première cour et au premier des quatre bâtiments dont les archives indiquent qu′il abrita « la cuisine, le logement du concierge,
celui des guichetiers, un petit bureau, un cabinet pour domestique et une chambre pour le juge d′instruction » [19].
Si les deux bâtiments latéraux - les bâtiments nord et sud - étaient destinés à l′enfermement des détenus de sexe masculin,
hommes et garçons, le premier abrita les accusés ou prévenus et le second les condamnés. Le dernier des quatre bâtiments fut
construit pour l′emprisonnement des détenus de sexe féminin, femmes et filles accusées et condamnées. Ces bâtiments qui
s′élèvent sur deux niveaux abritent au total une trentaine de cellules individuelles d′environ 7 m² ouvertes sur une galerie
soutenue par des colonnes en bois. Chaque cellulle, dont la surveillance est assurée depuis la galerie au moyen d′un
guichetPetite porte ménagée à hauteur d′homme dans une grande porte
permettant de parler à quelqu′un et de lui faire passer des objets. ménagé
dans la porte, prend jour du côté opposé à cette porte, par l′intermédiaire d′une fenêtre protégée
par des barreaux.
En tentant d′apporter des réponses à la demande de renouvellement du système pénitentiaire français au cours
de la première moitié du XIXème siècle, l′architecte Louis Lorin proposa une formule originale et réellement
novatrice. Cette maison d′arrêt départementale, dite de « type pennsylvanien », témoigne notamment de l′influence
manifeste des Etats-Unis d′Amérique en la matière. Au regard de ces éléments, elle constitue aujourd′hui un objet patrimonial
d′une valeur inestimable.
1. JOLLIVET, Benjamin. Les Côtes-du-Nord, histoire et géographie de toutes les villes et communes du département. Guingamp : B. Jollivet, 1854, tome III, p. 40.
2. Pour le contexte et les conditions qui ont présidé à la genèse du modèle carcéral français de l′époque, voir DOULAT, Fabienne, La prison et son architecture de la France rurale à celle des grands ensembles, BAN PUBLIC - Association pour la communication sur les prisons et l′incarcération en Europe [en ligne]. Disponible sur : http://www.prison.eu.org, le portail de l′information sur les prisons (page consultée le 9 février 2009).
3. Archives départementales des Côtes-d′Armor, 4 N 98. - Prison de Guingamp (an VIII - 1932) : ancien couvent des Carmélites.
4. Ministère de la Culture et de la Communication, base Mérimée, référence PA22125338 : ancienne prison, y compris son enceinte, classée par arrêté du 15 décembre 1997.
5. Archives départementales des Côtes-d′Armor, 4 N 98. - Prison de Guingamp (an VIII - 1932) : construction d′une nouvelle prison dans l′enclos Saint-Joseph, cahier des charges, devis, 3 plans, adjudication du 30 avril 1836 (1829 - 1845).
6. LELOUP, Daniel. « La prison pensylvanienne de Guingamp, un établissement pénitentiaire moderne au milieu du XIXème siècle », dans Bull. de l′Association Bretonne, t. CIX, 2000, p. 246. La fermeture de l′établissement guingampais fut prononcée par décret le 28 avril 1934.
7. Circulaire du 2 octobre 1836 relative à l′appropriation des maisons d′arrêt au système cellulaire, complétée par celle du 18 août 1837, voir MINISTERE DE LA JUSTICE, Repères chronologiques sur l′administration pénitentiaire [en ligne]. Disponible sur : http://www.justice.gouv.fr (page consultée le 9 février 2009).
8. Archives départementales des Côtes-d′Armor, 4 N 98. - Prison de Guingamp (an VIII - 1932) : construction d′une nouvelle prison dans l′enclos Saint-Joseph, cahier des charges, devis, 3 plans, adjudication du 30 avril 1836 (1829 - 1845).
9. Circulaire du 9 août 1841 relative au programme pour la construction des prisons départementales cellulaires et règlement général des prisons départementales (maison d′arrêt, de justice et de correction) du 30 octobre 1841, décrivant pour la première fois la composition du personnel. Selon l′importance de l′établissement, il pouvait y avoir un directeur, un commis-greffier, un gardien-chef, un ou plusieurs gardiens, des soeurs religieuses ou des surveillantes, un médecin, un aumônier, un instituteur. Ce règlement imposa également le port d′une tenue pour les personnels chargés de la surveillance des détenus, voir MINISTERE DE LA JUSTICE, Repères chronologiques sur l′administration pénitentiaire [en ligne]. Disponible sur : http://www.justice.gouv.fr (page consultée le 9 février 2009).
10. Règlement spécial du 13 août 1843 pour les prisons départementales soumises au régime de l′emprisonnement individuel, Id..
11. LELOUP, Daniel. op. cit., p. 243.
12. Archives départementales des Côtes-d′Armor, 4 N 98. - Prison de Guingamp (an VIII - 1932) : construction d′une nouvelle prison dans l′enclos Saint-Joseph ... : le « devis descriptif des travaux à exécuter dans la ville de Guingamp pour la construction d′une maison d′arrêt sur le terrain dit de Saint-Joseph » est signé de l′architecte Louis Lorin le 15 mai 1833.
13. Id.
14. Archives départementales des Côtes-d′Armor, 2 O 70/11. - Biens communaux (an X - 1889) : acquisitions des bâtiments de l′ancien collège, de la prison et d′immeubles diverses.
15. Archives départementales des Côtes-d′Armor, 4 N 98. - Prison de Guingamp (an VIII - 1932) : construction d′une nouvelle prison dans l′enclos Saint-Joseph ...
16. Id.
17. Ibid.
18. Ibid.
19. Ibid.