La vague des monuments aux morts de la Première Guerre mondiale a probablement été
l′une des plus consensuelles qui soit en France au cours de la première moitié du
XXème siècle. Cet engouement, aux vertus quasi expiatoires, a d′ailleurs
probablement été proportionnel à l′intensité
de la tragédie à laquelle furent confrontées les consciences de l′époque.
Partis pour réhabiliter l′honneur de la France bafoué par la défaite de 1870,
persuadés de la rapidité du conflit naissant, les soldats de l′armée
française, comme toutes les autres forces belligérantes, ont connu un véritable enfer
durant quatre longues années. Les importantes saignées démographiques, les combats dans les
tranchées, la boue, les rats, la famine, les déluges d′obus et la course à l′armement
symbolisée par la grosse BerthaNom donné
par l′armée française à un canon qui fut mis au point par l′usine d′armements Krupp
et qui fut utilisé par l′armée allemande pendant la Première Guerre mondiale., comme
l′expérimentation de l′ypériteDavantage
connu sous le nom de « gaz moutarde », l′ypérite est un gaz synthétisé en 1822.
Son nom provient de celui de la ville d′Ypres en Belgique, où il fut utilisé pour la première fois au
combat le 11 juillet 1917. Arme chimique voulue comme telle, ce gaz provoquait des cloques sur la peau, attaquait les yeux
et les voies respiratoires, entraînant des sequelles irréversibles. et les épisodes de
mutineries de l′année 1917 sont autant de réalités spontanément rattachées aux
horreurs de ce conflit.
A la lumière des statistiques, cette guerre fut une effroyable boucherie : la France enregistra ainsi plus de
3 400 000 blessés et mutilés et plus de 1 300 000 soldats décédés 1.
Si la Bretagne, région parmi les
plus peuplées de l′hexagone à la veille du déclenchement des
hostilités, ne fut pas le théâtre des
combats, à l′inverse des plaines de la Somme et de la Champagne, elle paya néanmoins un lourd tribut
humain à cette guerre.
Un acte de commémoration :
Erigés à titre d′hommage public dans la quasi-totalité des
communes françaises à partir des années Vingt, les monuments aux morts de
la Première Guerre mondiale sont le témoignage matériel manifeste de la
reconnaissance de la nation tout entière à l′égard de ceux qui sont
morts pour la défendre, et qui, à ce titre, ne doivent pas sombrer dans l′oubli.
Leur présence dans le paysage architectural français est
principalement le fait d′anciens poilus décidés à agir collectivement
pour honorer, durablement et sur tout le territoire national, la mémoire de leurs
camarades disparus.
Constituées durant la guerre ou immédiatement après celle-ci, les associations
d′anciens combattants ont été à l′origine du vote de la
loi du 25 octobre 1919 relative à la commémoration et à la glorification
des morts pour la France au cours de la Grande Guerre. Comme une sorte de prémice à
l′édification des monuments aux morts, cette loi institua dans chaque commune la tenue
d′un livre d′or portant les noms des soldats morts pour la France et nés ou
résidant dans la commune. Si elle prévoyait la construction d′un monument
commémoratif national à Paris ou aux alentours, elle incita, en outre, fortement ces
mêmes communes à prendre toutes les mesures de nature à favoriser la glorification
des soldats morts pour la patrie. La loi du 31 juillet 1920 fixa ainsi
par la suite les conditions d′attribution et de calcul du montant des subventions versées
par l′Etat aux communes pour l′érection d′un tel monument.
Oeuvres à forte valeur mémorielle et à fonction éminemment
commémorative, les monuments aux morts de la Grande Guerre exercent donc pleinement
leur rôle lorsqu′ils sont associés à une célébration
nationale, en l′occurrence le 11 novembreC′est le 11
novembre 1918, à Rethondes, en forêt de Compiègne, que fut signé l′armistice qui mit fin à
la Première Guerre mondiale entre les Alliés et l′Allemagne. Cette date fut instituée fête
nationale par la loi du 24 novembre 1922., date de la signature de l′armistice.
Un référent de la vie civique :
Lieu de mémoire placé au centre du village, au voisinage de la mairie ou de
l′église, parfois entre les deux, porteur d′une symbolique collective,
le monument aux morts de la Première Guerre mondiale est un référent
de la vie civique.
Non plus que tout autre, mais au moins davantage, ce type de monument permet
d′appréhender le lien intime qui uni l′existant au contexte
qui l′a vu naître. Cet aspect est d′ailleurs d′autant
plus intéressant, qu′à l′aune de l′histoire de
l′humanité, la guerre de 1914-1918 apparaît relativement proche
de notre époque - Lazare Ponticelli, le dernier poilu français
reconnu officiellement comme tel, est décédé le 12 mars 2008 -
et que l′érection des monuments aux morts a légué une
documentation écrite importante. Par son ancrage résolument local,
en resserrant les liens de la communauté autour d′un passé
douloureux ou du moins perçu comme tel, il permet, en outre, de porter un
regard collectif sur l′histoire communale et nationale.
L′étude des monuments aux morts de la Première Guerre mondiale
met également en scène le fonctionnement des collectivités
locales et des services de l′Etat - communes et préfecture en
l′occurrence - chargés d′initier et de veiller à la
mise en oeuvre des projets. Le préfet joua un rôle central
dans le processus d′édification des monuments aux morts.
Bien souvent financés en partie à l′aide de la souscription publique,
les monuments érigés, selon la formule consacrée, « à
la mémoire des enfants morts pour la France [ou] pour la Patrie », ont
fait systématiquement l′objet d′une délibération du
conseil municipal qui inscrivait cette dépense au budget de la commune.
Les projets retenus devaient alors passer au crible d′une
commission de contrôle départementale constituée de personnes
qualifiées, à l′instar des sculpteurs Elie Le Goff ou Yves Hernot
dans les Côtes-du-Nord. Il incombait à cette commission d′émettre
un avis favorable ou défavorable au regard de critères
fixés par une commission nationale.
Ainsi, en vertu de l′article 28 de la loi du 9 décembre 1905 relative à
la séparation des Eglises et de
l′EtatLa loi de séparation des Eglises et de l′Etat, instaurant le principe de
laïcité en France, fut votée à l′initiative du député
socialiste Aristide Briand. Les principes de cette loi confinant l′exercice des pratiques
religieuses à la sphère privée, sans distinction de confession, sont contenus dans les deux premiers articles :
- « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » (article 1),
- « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte » (article 2)., les insignes religieux ne pouvaient
théoriquement figurer sur un monument dont le projet prévoyait qu′il
fut érigé sur la voie publique 2.
Revêtus de l′approbation de
l′autorité préfectorale, les projets donnaient lieu à la rédaction
d′un traité de gré-à-gré entre la commune, d′une part,
représentée par le maire, et le maître-d′oeuvreCelui
qui conçoit le monument (sculpteur, entrepreneur, architecte, etc.), d′autre part,
incluant un cahier des charges ainsi qu′un délais de livraison.
Une fois livré, le monument faisait ensuite l′objet d′un procès-verbal
de réception définitive de l′oeuvre dressé en présence du maire,
d′un ou de plusieurs de ses adjoints, et du maître-d′oeuvre. Dans tous les cas,
l′édification d′un tel monument donnait lieu à une inauguration, aussi
modeste soit-elle, suivie parfois d′un banquet républicain. Au gré des
sensibilités locales, l′inauguration donnait également lieu à
l′organisation d′une cérémonie religieuse (messe et bénédiction),
soit de concert avec l′inauguration officielle, soit en marge de celle-ci.
En dehors de la souscription publique et de l′inscription de cette (lourde) dépense au
budget de la commune, les municipalités reçurent également, comme indiqué
précédemment, des subventions de l′Etat en vertu de la loi
du 31 juillet 1920. L′article 81 de cette loi précisait
ainsi que le montant de l′aide versée aux communes était
calculé selon le nombre de soldats morts par rapport au nombre
d′habitants de la commune connu d′après le recensement de 1911.
La production :
Erigés principalement entre 1920 et 1925, les monuments aux morts de la Grande Guerre ont
donné lieu à une production variée, allant de la simple stèle ou de la simple
plaque commémorative apposée sur un mur à la composition monumentale d′un artiste,
en passant par une large gamme d′oeuvres de série ou préfabriquées figurant dans des catalogues
de fonderies mis à la disposition des commanditaires (Union artistique de Vaucouleurs, Durennes, Val-d'Osne, etc.).
La forme, la taille et l′ornementation
des monuments aux morts étaient conditionnées par les ressources dont disposaient ces mêmes commanditaires.
En revanche, que ce soit dans sa version la plus minimaliste, rencontrée généralement dans
les communes les moins peuplées, ou dans sa version monumentale, en secteur urbain par exemple, le monument
présente systématiquement une inscription commémorative associée à la liste des
noms des victimes de la Grande Guerre, figurant souvent en lettres dorées ou couleur sang, classés soit
par ordre chronologique de disparition, soit par ordre alphabétique ou les deux combinés.
Dans un souci d′égalitarime procédant d′une guerre de masse,
les grades ou les distinctions ne figurèrent que très rarement sur ces monuments.
Le type de monument aux morts le plus répandu fut sans conteste le monument en forme d′obélisque.
Le discours prédominant de l′époque tendant à l′héroïsation
des victimes, et ce probablement dans une optique d′exhaltation de la patrie à des fins de légitimisation
à posteriori du conflit et des pertes humaines massives, les monuments aux morts furent aussi le prétexte
à la mise en scène de figures spécifiques, tel le Coq gaulois, telles Jeanne d′Arc, la République
triomphante ou les allégories de la Victoire. Cette guerre ayant été la « guerre du
plus grand nombre », la production mit également l′accent sur la figure du Poilu.
Le monument aux morts fut enfin l′emplacement de choix de toute une série de signes et d′attributs
spécifiques à l′armée et à la guerre (croix et médailles de guerre, palmes de
lauriers et de chênes, ancre, épée, etc.).
Mais, la vague des monuments aux morts de la Grande Guerre laissa aussi une place à la
création artistique, à condition que celle-ci ne dérogea pas aux prescriptions
en vigueur. Cette création teintée d′intimisme, de tendresse et d′humanité,
davantage ancrée dans les terroirs, fit ainsi la part belle, du moins en Bretagne avec les oeuvres
de Pierre Lenoir, Francis Renaud, René Quillivic ou Armel Beaufils, à l′expression de la
douleur que connurent alors bien des épouses, des pères, des mères et des enfants face
à la perte d′un être cher. D′autres, à l′instar du sculpteur Galy
à Guingamp, optèrent pour la thématique de la République pleurant la perte de
ses enfants.
1. MEMOIRE DES HOMMES. Les morts pour la France de la guerre 1914-1918 [en ligne]. Disponible sur : http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr (pages consultée le 14 septembre 2008).
2. Loi 1905-12-09 art. 28 : « Il est interdit, à l′avenir, d′élever ou d′apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l′exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Disponible sur : http://www.legifrance.gouv.fr (pages consultées le 20 juillet 2009).